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cris de pintade, de fusées, d’arpéges, de trilles. Quels que soient le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se permet de presser ou de ralentir le mouvement, d’ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de toutes les espèces, des ah ! des oh ! qui donnent à la phrase un sens grotesque ; il s’arrête sur les syllabes brèves, court sur les longues, détruit les élisions, met des h aspirées où il n’y en a pas, respire au milieu d’un mot. Rien ne le choque plus ; tout va bien, pourvu que cela favorise l’émission d’une de ses notes favorites. Une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si belle compagnie ? L’orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu’il veut ; le ténor domine, écrase tout ; il parcourt le théâtre d’un air triomphant ; son panache étincelle de joie sur sa tête superbe ; c’est un roi, c’est un héros, c’est un demi-dieu, c’est un dieu ! Seulement, on ne peut découvrir s’il pleure ou s’il rit, s’il est amoureux ou furieux ; il n’y a plus de mélodie, plus d’expression, plus de sens commun, plus de drame, plus de musique ; il y a émission de voix, et c’est là l’important ; voilà la grande affaire ; il va au théâtre courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc ! ferme ! donnons de la voix ! Tayaut ! tayaut ! faisons curée de l’art.

Bientôt l’exemple de cette fortune vocale rend l’exploitation du théâtre impossible ; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités chantantes des espérances et des ambitions folles. « Le premier ténor a cent mille francs, pourquoi, dit le second, n’en aurais-je pas quatre-vingt mille ? — Et moi, cinquante mille ? » réplique le troisième.

Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire l’orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des appointements de portiers ; peines perdues, sacrifices inutiles ; et un jour que, voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaye de comparer l’énormité du salaire avec la tâche du chanteur, il arrive en frémissant à ce curieux résultat :

Le premier ténor, aux appointements de 100,000 francs,