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entre deux virtuoses célèbres. Il ne s’agit pas d’admirer leur talent, mais de savoir lequel des deux sera vaincu ; c’est une autre espèce de course au clocher ou de boxe à armes courtoises. On va dans un théâtre s’ennuyer pendant quatre heures, ou dans une salle de concerts classiques jouer la plus fatigante comédie d’enthousiasme, parce qu’il est de bon ton d’avoir là sa loge, que les places y sont fort recherchées. On va à certaines premières représentations surtout, on paie même alors sans hésiter un prix exorbitant, si le directeur ou les auteurs jouent ce soir-là une de ces parties terribles qui décident de leur fortune ou de leur avenir. Alors l’intérêt est immense ; on se soucie peu d’étudier l’ouvrage nouveau, d’y chercher des beautés et d’en jouir ; on veut savoir s’il tombera ou non ; et selon que la chance lui sera favorable ou contraire, selon que le mouvement sera imprimé dans un sens ou dans un autre par une de ces causes occultes et inexplicables que le moindre incident peut faire naître en pareil cas, on va pour prendre noblement le parti du plus fort, pour écraser le vaincu si l’ouvrage est condamné, ou pour porter l’auteur en triomphe s’il réussit ; sans avoir pour cela compris la moindre parcelle de l’œuvre. Oh ! alors, qu’il fasse chaud ou froid, qu’il vente, qu’il en coûte cent francs ou cent sous, il faut voir cela ; c’est une bataille ! c’est souvent même une exécution. En France, mon cher, il faut entraîner le public comme on entraîne les chevaux de course ; c’est un art spécial. Il y a des artistes entraînants qui n’y parviendront jamais, et d’autres, d’une plate médiocrité, qui sont d’irrésistibles entraîneurs. Heureux ceux qui possèdent à la fois ces deux rares qualités ! Et encore les plus prodigieux sous ce rapport rencontrent-ils parfois leurs maîtres dans les flegmatiques habitants de certaines villes aux mœurs antédiluviennes, cités endormies qui ne furent jamais éveillées, ou vouées par l’indifférence pour l’art au fanatisme de l’économie.

Ceci me rappelle une vieille anecdote, qui sera peut-être nouvelle pour vous, dans laquelle Liszt et Rubini figurèrent, il y a sept ou huit ans, d’une façon assez originale. Ils venaient de s’associer pour une expédition musicale contre les villes