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les soirées de l’orchestre.

— « Eh bien ! mon enfant, examinez-vous, réfléchissez, nous en reparlerons. » Sur ces entrefaites, mon père mourut après une courte maladie. J’avais quatorze ans ; je ressentis un grand chagrin, car il ne m’avait que rarement battu, et je lui devais bien de la reconnaissance pour m’avoir élevé et m’avoir appris trois choses : le français, la harpe et la carabine. J’étais seul au monde, M. le curé me prit chez lui, et bientôt après, sur l’assurance que je lui donnai de ma vocation pour l’état ecclésiastique, il commença à me préparer aux connaissances qu’il exige. Cinq années s’écoulèrent ainsi à étudier le latin, et j’étais sur le point d’entreprendre mes études de théologie, quand un jour je tombai brusquement amoureux, mais amoureux fou de deux filles à la fois ! Vous ne croyez peut-être pas cela possible, monsieur ?

— Comment donc ! mais je le crois parfaitement… Tout est possible en ce genre aux organisations telles que la vôtre.

— Eh bien donc ! ce fut comme je vous le dis… J’en aimai deux d’un coup, une gaie et une sentimentale.

— Comme les deux cousines de Freyschütz ?

— Précisément. Oh ! le Freyschütz ! il y a une de mes phrases là-dedans !… Et dans les bois, aux jours d’orage, bien souvent… (Ici le narrateur s’arrêta, regardant fixement en l’air, immobile, prêtant l’oreille ; il semblait entendre ses chères harmonies éoliennes, unies sans doute à la romantique mélodie de Weber, dont il venait de parler. Il pâlit, quelques larmes parurent sur ses paupières… Je n’avais garde de troubler son rêve extatique, je l’admirais, je l’enviais même. Nous gardâmes quelque temps le silence tous les deux. Enfin, essuyant rapidement ses yeux et vidant son verre) : Pardon, monsieur, reprit-il, je vous ai malhonnêtement laissé seul pour suivre un instant mes souvenirs. C’est que, voyez-vous, Weber m’aurait compris, lui, comme je le comprends ; il ne m’aurait pris ni pour un ivrogne, ni pour un fou, ni pour un saint. Il a réalisé mes rêves, ou du moins il a rendu sensibles au vulgaire quelques-unes de mes impressions.

— Au vulgaire, dites-vous ! cherchez un peu, camarade, combien il y a d’individus qui aient remarqué la phrase dont