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chemise, et me montrant sur sa poitrine une large croix bleuâtre) cela veut dire pour moi Tatéa en néo-zélandais. Si vous trouvez jamais une Européenne capable d’avoir naïvement une idée pareille, je vous permets de croire à son affection et de lui rester fidèle ! ». . . . . . . . . . . . .

Il eût été difficile à Wallace de pousser plus loin ses confidences cette nuit-là. Il ne pleurait pas, mais des filets rouges sillonnaient le blanc de ses yeux, ses lèvres écumaient, il se plaça devant un miroir et resta longtemps à contempler d’un air sombre la signature de Tatéa. Il était trois heures du matin ; je sortis en proie à une oppression pénible. Rentré chez moi, je ne m’endormis pas sans faire de longues réflexions sur l’hospitalité des guerriers zélandais, sur le préjugé des Européens contre les esclaves, sur l’influence des petits barils de tabac, sur la polygamie, sur les amours sauvages et le patriotisme effréné des Anglais.

Deux ans plus tard, Wallace vint me voir à Paris. Fréderick Beale, ce roi des éditeurs anglais, cet intelligent et généreux ami des artistes, l’avait chargé de composer un opéra en deux actes pour l’un des théâtres de Londres. Wallace comptait utiliser ses loisirs de Paris en écrivant cette petite partition ; mais une ophthalmie aiguë dont il fut atteint presque à son arrivée et qui faillit lui faire perdre la vue, l’en empêcha en le contraignant à une longue et triste inaction.

Enfin rétabli, grâce aux soins du savant docteur Sichel que je lui avais amené, il retourna à Londres avec l’intention, après avoir terminé son opéra, de faire un nouveau tour du monde pour se désennuyer ; un peu aussi pour revoir la Nouvelle-Zélande, j’aime à le croire. Il a, en effet, entrepris ce voyage ; seulement des motifs que j’ignore l’ont fait s’arrêter à New-York, où sous prétexte qu’il gagne des milliers de dollars par ses compositions de salon dont raffolent les Américains, il oublie ses amis et ses amies, et se résigne à vivre platement avec des gens plongés dans la plus profonde civilisation.

Je donnerais beaucoup pour savoir si le tatouage de sa poitrine est toujours visible.