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Tatéa avait remarqué que souvent dans mes moments de rêverie, quand nous étions assis ensemble au bord de la mer, je traçais avec la baguette de mon fusil, sur le sable la lettre T.

Elle finit par me demander pourquoi je m’obstinais a dessiner ce signe, et je parvins, non sans peine, à lui faire comprendre qu’il me rappelait son nom. Je l’étonnai beaucoup. Elle doutait probablement encore que cela fût possible, car, ayant elle-même un jour, en mon absence, marqué grossièrement ce T sur un rocher, elle me le montra et battit des mains en m’entendant dire aussitôt : Tatéa !

Vous croyez peut-être que je vais, à propos de ces détails, me moquer de moi-même et dire que je tournais au pastoral, au Daphnisme. Mais non, j’étais heureux et ne suis pas Français.

Bien des jours et des nuits semblables se succédèrent. Ils avaient fait à mon insu des semaines et des mois ; j’avais oublié le monde et l’Angleterre, quand la frégate reparut dans la baie et vint me rappeler qu’il y avait un port où je devais aller. Chose étonnante ! après le premier froid que sa vue répandit dans mes veines, j’eus presque du courage. Le pavillon anglais flottant au haut du grand mât produisit sur moi l’effet du bouclier de diamant sur Renaud, et il me parut aussitôt possible, sinon facile, de m’arracher aux bras de mes Armides. A l’annonce de mon départ, pourtant, que de pleurs ! quel désespoir ! quelles convulsions de cœur !..... Tatéa se montra d’abord la plus résignée. Mais quand le canot de la frégate eut abordé, quand elle vit le chirurgien y entrer et m’attendre, quand j’eus fait à Emaï et à Koro mes derniers présents, se précipitant éperdue à mes pieds, elle me conjura de lui accorder encore une preuve d’amour, la dernière ; preuve étrange, dont je ne me fusse jamais avisé. « Oui oui, tout, lui dis-je en la relevant et la serrant frénétiquement dans mes bras ; que veux-tu ? mon fusil ? ma poudre ? mes balles ? prends, prends, tout ce qui me reste n’est-il pas à toi ? » Elle fit un mouvement négatif. Saisissant alors le couteau de son père, impassible témoin de nos adieux, elle en approcha la pointe de ma poitrine nue et me fit comprendre,