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jours il me laissa pour aller, sous la conduite de Koro le grand chef, explorer une forêt de l’intérieur.

J’avais déjà, un an auparavant, appris aux îles Haouaï quelques mots de la langue kanacke, en usage, malgré les énormes distances qui séparent ces divers archipels, à Haouaï, à Taïti et à la Nouvelle-Zélande. Je m’en servis tout d’abord pour séduire deux petites Zélandaises charmantes, vives comme des grisettes parisiennes, avec de grands yeux noirs étincelants et des cils de la longueur de mon doigt. Une fois apprivoisées, elles me suivirent comme deux lamas, Méré portant ma poudre et mon sac à balles, Moïanga, le gibier que j’abattais dans nos excursions ; et me servant tour à tour l’une et l’autre d’oreiller, la nuit, quand nous dormions à la belle étoile. Quelles nuits ! Quelles étoiles ! Quel ciel ! C’est le paradis terrestre que ce pays-là.

Croiriez-vous que j’y fus atteint néanmoins par le plus inattendu et le plus infernal des chagrins ! Emaï, mon chef protecteur, avait une fille de seize ans, qui ne s’était pas montrée d’abord, et dont la beauté piquante, quand je l’aperçus, me planta au cœur un amour terrible, avec tous les frémissements, tous les étouffements et tous les abominables maux de nerfs qui s’en suivent.

Dispensez-moi de vous faire son portrait… Je crus n’avoir qu’à me présenter à elle pour trouver deux bras ouverts. Méré et Moïanga m’avaient gâté. Je voulus en conséquence, après quelques mots tendres, la conduire dans un champ de phormium (le lin du pays) pour y filer des heures d’or et de soie. Mais point. Résistance, résistance obstinée. Alors, je me résignai à faire une cour en règle et assidue. Le père de Tatéa (c’est son nom) prit mes intérêts avec chaleur ; il adressa devant moi maintes fois de vifs reproches à la belle rebelle. J’offris à Tatéa l’un après l’autre et tous ensemble les boutons de cuivre doré de mon gilet, puis mon couteau, ma pipe, mon unique couverture, plus de cent grains de verre bleus et roses ; je tuai une douzaine d’albatros, pour lui faire un manteau de duvet blanc ; je lui proposai de me couper elle-même le petit doigt. Ceci parut l’ébranler un moment,