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voyage, dont la durée devait être assez longue. Mais voilà le chirurgien de la frégate qui exprime le désir de rester à Tavaï-Pounamou, pour y étudier la flore de la Nouvelle-Zélande et enrichir ses herbiers, si le commandant peut venir le reprendre en revenant à Sydney : ce à quoi celui-ci s’engage sans difficulté. Alors l’idée de voir de près ces terribles sauvages me séduit, et j’offre au chirurgien de l’accompagner. On peut rendre la liberté aux deux chefs, à la condition pour eux de garantir notre sûreté. Ceux-ci, à qui l’arrangement convient fort, promettent de nous protéger auprès de leur nation, qui, à les en croire, nous recevra bien. « Tayo ! tayo ! » (amis) disent-ils en venant selon l’usage frotter leur nez contre le nôtre. « Tayo rangatira ! » (amis des chefs).

Le traité est conclu. On nous conduit à terre, le chirurgien, les deux chefs et moi.

J’avais bien un certain serrement de cœur en mettant le pied sur cette plage maintenant déserte, mais couverte d’ennemis en armes quelques heures auparavant, et où nous venions, nous vainqueurs, sans autre sauvegarde contre la fureur des vaincus que la parole et l’autorité douteuse de deux chefs anthropophages.

— Sur l’honneur, dis-je à Wallace en l’interrompant, vous méritiez d’être cuits vivants à petit feu et mangés l’un et l’autre. Conçoit-on une aussi outrecuidante folie ! — Eh bien, pourtant il ne nous arriva rien. En rencontrant leur peuplade, nos chefs expliquèrent que la paix était faite et qu’ils nous devaient leur liberté. Après quoi, nous faisant mettre à genoux devant eux, ils nous donnèrent à chacun un petit coup de casse-tête sur la nuque, en faisant des signes et prononçant des paroles qui nous rendaient sacrés.

Hommes, femmes et enfants, criant : Tayo ! à leur tour, nous approchèrent aussitôt avec curiosité, mais sans la moindre apparence hostile. Notre confiance paraissait les flatter, et tous y répondirent. Le chirurgien, d’ailleurs, nous fit bien venir d’eux, en pansant le petit nombre de blessés qui avaient survécu à la mitraille, et dont plusieurs avaient des plaies et des fractures affreuses. Au bout de quelques