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les soirées de l’orchestre.

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Le premier violon sifflant doucement entre ses dents : Sst ! sst ! ssss ! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote ; et fort peu touchante d’ailleurs. Allons, flûte française et sensible, retourne à tes pipeaux. J’aime mieux la sensibilité originale de notre timbalier, ce sauvage Kleiner, dont l’unique ambition est d’être le premier de la ville pour le trémolo serré et pour le culottage des pipes. Un jour… — Mais la pièce est finie, garde ton histoire pour demain. — Non, c’est bref, vous l’avalerez tout de suite. Un jour donc je rencontre Kleiner, accoudé sur la table d’un café et seul, selon sa coutume. Il avait l’air plus sombre qu’à l’ordinaire. Je m’approche : Tu parais bien triste, Kleiner, lui dis-je, qu’as-tu ? — Oh ! je suis… je suis vexé ! — As-tu encore perdu onze parties de billard comme la semaine dernière ? as-tu cassé une paire de baguettes ou une pipe culottée ? — Non, j’ai perdu… ma mère. — Pauvre camarade ! j’ai regret de t’avoir questionné et d’apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. — (Kleiner, s’adressant au garçon du café) : Garçon ! une bavaroise au lait. — Tout de suite, monsieur. — (Puis continuant) : Oui mon vieux, je suis bien vexé, va ! ma mère est morte hier soir, après une agonie affreuse qui a duré quatorze heures. — (Le garçon revient) : Monsieur, il n’y a plus de bavaroises. — (Kleiner frappant sur la table un violent coup de poing, qui en fait tomber avec fracas deux cuillers et une tasse) : Allons ! ! ! autre vexation ! ! ! — Voilà de la sensibilité naturelle et bien exprimée !

Les musiciens partent d’un éclat de rire tel, que le chef d’orchestre, qui les écoutait, est forcé de s’en apercevoir et de les regarder d’un œil courroucé. Son autre œil sourit.