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longtemps dans ses cartons, cette œuvre, pâle et froide, dit-on, ne réussit pas.

Malgré le nombre considérable de beaux et charmants ouvrages qui lui ont succédé, je suis obligé d’avouer qu’Euphrosine et Coradin est resté pour moi le chef-d’œuvre de son auteur. Il y a là-dedans à la fois de la grâce, de la finesse, de l’éclat, beaucoup de mouvement dramatique, et des explosions de passion d’une violence et d’une vérité effrayantes. Le caractère d’Euphrosine est délicieux, celui du médecin Alibour, d’une bonhomie un peu railleuse ; quant au rude chevalier Coradin, tout ce qu’il chante est d’un magnifique emportement. Dans cette œuvre apparue en 1790, et toute radieuse encore de vie et de jeunesse à l’heure qu’il est, je me borne à citer en passant l’air du médecin : « Quand le comte se met à table », celui du même personnage : « Minerve ! ô divine sagesse ! » le quatuor pour trois soprani et basse, où figure avec tant de bonheur le thème si souvent reproduit : « Mes chères sœurs, laissez-moi faire, » et le prodigieux duo : « Gardez-vous de la jalousie, » qui est resté le plus terrible exemple de ce que peut l’art musical uni à l’action dramatique, pour exprimer la passion. Ce morceau étonnant est la digne paraphrase du discours d’Iago : « Gardez-vous de la jalousie, ce monstre aux yeux verts, » dans l’Othello de Shakespeare, grand poëte anglais qui vivait au temps de la reine Élisabeth. On raconte qu’assistant à la répétition générale d’Euphrosine, Grétry (vous savez, Grétry, un ancien compositeur né à Liége, en Belgique, et dont l’Opéra-Comique de Paris vient de remonter l’ouvrage si spirituellement mélodieux, le Tableau parlant) ; on raconte, dis-je, que Grétry, après avoir entendu le duo de la jalousie, s’écria : « C’est à ouvrir la voûte du théâtre avec le crâne des auditeurs ! » et le mot ne dit rien de trop. La première fois que j’entendis Euphrosine, il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, il m’arriva de causer un étrange scandale au théâtre Feydeau, par un cri affreux que je ne pus contenir à la péroraison de ce duo : « Ingrat, j’ai soufflé dans ton âme ! » Comme on ne croit guère dans les théâtres à des émotions