Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/330

Cette page n’a pas encore été corrigée


En nous relevant, nous cherchons Nadira : elle avait disparu. A peine retiré chez moi, je la vois entrer. Elle s’avance, s’incline et dit : « Shetland, tu m’as initiée à l’art, tu m’as donné une existence nouvelle ; je t’aime… Peux-tu m’aimer ? Je te fais don de tout mon être ; ma vie, mon âme et ma beauté sont à toi. » Je réponds après un instant de doute silencieux, et en songeant à mon ancien amour qui s’évanouissait : « Nadira, tu m’as fait voir hors de l’art un idéal sublime… Sincèrement je t’aime… je t’accepte… Mais si tu me trompes, aujourd’hui ou jamais, tu es perdue. — Aujourd’hui ni jamais je ne puis te tromper ; mais dussé-je payer par une mort cruelle le bonheur de t’appartenir, je le veux, ce bonheur, je te le demande… Shetland ! — Nadira !… » Nos bras… nos cœurs… nos âmes… l’infini…

Il n’y a plus de Nadira, Nadira c’est moi. Il n’y a plus de Shetland, Shetland c’est elle !

J’ai honte, cher Xilef, de faire un tel récit à toi dont le cœur saigne déchiré par l’absence ; mais la passion et le bonheur sont d’un égoïsme absolu. Pourtant mon bonheur a des intermittences, et sa lumineuse atmosphère est traversée quelquefois par d’affreux rayons d’obscurité. Je me souviens qu’au moment où j’ai dit à Nadira : « Sincèrement, je t’aime ! » trois cordes de ma harpe se sont rompues avec un bruit lugubre… J’attache à cet incident une idée superstitieuse. Serait-ce un adieu de l’art qui me perd ?… Il me semble en effet que je ne l’aime plus. Mais écoute encore :

Hier, journée brûlante d’un été brûlant, nous planions, elle et moi, au plus haut des airs. Mon navire, sans direction, errait au gré d’un faible souffle du vent d’est ; éperdûment enlacés, ivres-morts d’amour, gisants sur la molle ottomane de ma nacelle embaumée, nous touchions au seuil de l’autre vie, un seul pas, un seul acte de volonté et nous pouvions le franchir ! « Nadira ! lui dis-je, en l’étreignant sur mon cœur. — Cher ! — Vois, il n’y a rien de plus pour nous en ce monde, nous sommes au faîte, redescendrons-nous ! mourons ! » Elle me regarda d’un air surpris, « Oui, mourons, ajoutai-je, jetons-nous embrassés hors du navire ; nos âmes, confondues