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les soirées de l’orchestre.

et cette ville qui t’ont si indignement traité ! Oh ! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer ta puérile colère d’un jour ! oh ! la miraculeuse simplicité qui me faisait prêcher la continence à l’eunuque, la lenteur au colimaçon ! Sot que j’étais !

Mais quelle puissante passion a donc pu t’amener à ce degré d’abaissement ? La soif de l’or ? tu es plus riche que moi aujourd’hui. L’amour de la renommée ? quel nom fut jamais plus populaire que celui d’Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de Francesca, et celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l’ont suivie. D’ailleurs, qui t’empêchait de choisir une autre capitale pour le théâtre de ton nouveau triomphe ? Aucun souverain ne t’eût refusé ce que le grand Côme vient de t’offrir. Partout, à présent, tes chants sont aimés et admirés ; ils retentissent d’un bout de l’Europe à l’autre ; on les entend à la ville, à la cour, à l’armée, à l’église ; le roi François ne cesse de les répéter ; madame d’Étampes, elle-même, trouve que tu n’es pas sans talent pour un Italien ; justice égale t’est rendue en Espagne ; les femmes, les prêtres surtout, professent généralement pour ta musique un culte véritable ; et si ta fantaisie eût été de porter aux Romains l’ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière enrabattée des monsignori n’eût été surpassée, sans doute, que par l’ivresse et les transports de leurs innombrables catins.

L’orgueil, peut-être, t’aura séduit… quelque dignité bouffie… quelque titre bien vain… Je m’y perds.

Quoi qu’il en soit, retiens bien ceci : tu as manqué de noblesse, tu as manqué de fierté, tu as manqué de foi. L’homme, l’artiste et l’ami sont également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu’à des gens de cœur, incapables d’une action honteuse ; tu n’es pas de ceux-là, mon amitié n’est plus à toi. Je t’ai donné de l’argent, tu as voulu me le rendre ; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris ; dans un mois je passerai à Florence ; oublie que tu m’as connu et ne cherche pas à me voir. Car, fût-ce le jour