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La France, ce pays de l’indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l’Italie moderne. Et c’est là que notre ministre des chœurs a eu l’idée de m’envoyer pour trouver des chanteurs ! Éternité des préjugés ! Il faut que nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l’oranger fleurit encore, mais où l’art, mort depuis longtemps, n’a pas même laissé un souvenir.

J’ai rempli ma mission cependant, j’ai cherché des voix, et j’en ai trouvé un grand nombre. Mais quelles organisations ! quelles idées ! Je ne m’étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m’adressant à une jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, être douée d’un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter : « Chanter ! pourquoi ? que me donnerez-vous ? pour combien de minutes ? c’est trop peu, je n’ai pas le temps. » Si j’en déterminais d’autres moins avides à me faire entendre quelques notes, c’étaient des voix souvent puissantes et d’un timbre admirable, mais d’une inculture inouïe ! pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi bémol, j’ai, au retour du thème, modulé subitement en ré, et, sans s’en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les hommes c’est bien pis ; ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu’elle se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible : ils s’y arrêtent, ils s’y complaisent, ils la soufflent, la gonflent d’une abominable façon ; on croit entendre les cris sinistres d’un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent seulement l’exagération modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C’est pourtant de l’Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Persiani, Tacchinardi, Crivelli, Pasta, Tamburini, ces dieux du chant orné ! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils, s’ils revenaient au monde aujourd’hui ? Il faut voir une représentation des choses qu’on appelle opéra en Italie, pour croire à la