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le piano dont le son augmente de minute en minute, va son train, fait des gammes, des trilles, des arpéges. Le public, ne voyant personne auprès de l’instrument et l’entendant sonner dix fois plus fort qu’auparavant, s’agite dans toutes les parties de la salle ; les uns rient, les autres commencent à s’effrayer, tout le monde est dans un étonnement que vous pouvez comprendre. Un juré seulement, du fond de la loge ne voyant pas la scène, croyait que M. Cohen avait recommencé le concerto, et s’époumonnait à crier : « Assez ! assez ! assez ! taisez-vous donc ! Faites venir le nº 31 et dernier. » Nous avons été obligés de lui crier du théâtre : « Monsieur, personne ne joue ; c’est le piano qui a pris l’habitude du concerto de Mendelssohn et qui l’exécute tout seul à son idée. Voyez plutôt. — Ah çà, mais c’est indécent ; appelez M. Érard. Dépêchez-vous ; il viendra peut-être à bout de dompter cet affreux instrument. » Nous cherchons M. Érard. Pendant ce temps-là, le brigand de piano, qui avait fini son concerto, n’a pas manqué de le recommencer encore, et tout de suite, sans perdre une minute, et toujours, toujours avec plus de tapage ; on eût dit de quatre douzaines de pianos à l’unisson. C’étaient des fusées, des trémolo, des traits en sixtes et tierces redoublées à l’octave, des accords de dix notes, de triples trilles, une averse de sons, la grande pédale, le diable et son train.

»M. Érard arrive ; il a beau faire, le piano, qui ne se connaît plus, ne le reconnaît pas davantage. Il fait apporter de l’eau bénite, il en asperge le clavier, rien n’y fait : preuve qu’il n’y avait point là de sortilége et que c’était un effet naturel des trente exécutions du même concerto. On démonte l’instrument, on en ôte le clavier qui remue toujours, on le jette au milieu de la cour du Garde-Meuble, où M. Érard furieux le fait briser à coups de hache. Ah bien oui ! c’était pire encore, chaque morceau dansait, sautait, frétillait de son côté, sur les pavés, à travers nos jambes, contre le mur, partout, et tant et tant, que le serrurier du Garde-Meuble a ramassé en une brassée toute cette mécanique enragée et l’a jetée dans le feu de sa forge pour en finir. Pauvre M. Érard !