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mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d’une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu’il écrivit en rentrant, à la suite de l’espèce de journal d’où j’ai extrait ces détails, montrent trop bien l’état de son âme et l’inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère ; je vous les donne ici sans y rien changer.

« 23 mars, minuit.

»Voilà donc la vie ! Je la contemple du haut de mon bonheur… impossible d’aller plus loin… je suis au faîte… Redescendre ?… rétrograder ?… non certes, j’aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais ?… celle de ces milliers de hannetons que j’entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d’exécuter alternativement des chefs-d’œuvre et d’ignobles platitudes, je finirais comme tant d’autres pas me blaser ; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s’émousserait peu à peu ; mon enthousiasme se refroidirait, s’il ne s’éteignait pas tout entier sous la cendre de l’habitude. J’en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, comme de créatures ordinaires ; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon âme ce que je déteste aujourd’hui ; mais n’est-il pas cruel de ne conserver d’énergie que pour la haine ? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j’ai faite de l’amour m’a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l’organisation fut montée au diapason de la mienne ?… non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J’avais oublié ce