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l’était celle du prince danois, et je penserai comme lui, et je mettrai en pratique ses leçons excellentes. Il y a en Europe, monsieur le ministre, des États où je suis libre, sinon protégée. En France, au contraire, si l’on fait des sacrifices d’argent plus ou moins insuffisants pour quelques-uns de mes théâtres, on semble prendre à tâche de paralyser les efforts les plus désintéressés que je tente en dehors des formes dramatiques. Au lieu de m’aider, on m’entrave de mille manières, on me bâillonne, on m’oppose des préjugés dignes du moyen âge. Ici, c’est le clergé qui m’empêche de chanter dans les temples les louanges de Dieu, en interdisant aux femmes de prendre part à mes plus graves manifestations ; ailleurs, c’est la municipalité de Paris qui fait donner aux enfants et aux jeunes hommes de la classe ouvrière une éducation musicale, à la condition expresse qu’ils n’en feront aucun usage. Ils apprennent pour apprendre, et non pour employer ce qu’ils savent quand ils sont parvenus à savoir : comme les ouvriers des premiers ateliers nationaux à qui on faisait creuser des trous dans le sol, en extraire la terre et la rapporter le lendemain, pour combler les trous par eux creusés la veille. Puis, quand je fais un appel au public pour l’exhibition de quelque ouvrage longuement médité, écrit à l’intention seulement de ce petit nombre d’hommes de goût dont parle le poëte, sans aucune arrière-pensée industrielle, et uniquement pour produire au grand jour ce qui me paraît beau, on me dépouille au nom de la loi, on me frappe d’une taxe exorbitante, on me tue à moitié en me jetant, comme une infernale raillerie, ces mots impies : « Vous auriez tort de vous plaindre, car la loi nous autorise à vous tuer tout à fait. » Oui, sur des recettes destinées à couvrir à grand’peine les dépenses que je fais en pareil cas, on vient prélever le huitième brut, quand on pourrait légalement prélever le quart. On a le droit de me casser les deux jambes, on ne m’en casse qu’une, je dois me montrer reconnaissante. Tout cela est vrai, monsieur le ministre, je n’exagère rien. A l’avénement de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, je crus un instant à mon émancipation ; je m’abusais. Quand l’heure de la délivrance des nègres sonna, je me laissai aller