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l’amour-propre des chanteurs à qui les rôles sont confiés pour être sûr que, mis en évidence comme ils le sont, ceux-là du moins feront des efforts surhumains pour paraître honorablement devant le public, malgré le peu de temps qui leur est accordé pour s’y préparer. C’est, en effet, ce qui arrive, et cela suffit. Néanmoins, il est des occasions où, en dépit de leur bonne volonté, les acteurs les plus zélés n’y peuvent parvenir. On se rappellera longtemps la première représentation du Prophète à Covent-Garden, où Mario resta court plus d’une fois, faute d’avoir eu le temps d’apprendre son rôle. Donc, on aurait beau dire, quand il s’agit de la première représentation d’un nouvel ouvrage : « Il n’est pas su, rien ne va, il faut encore trois semaines d’étude ! — Trois semaines ! dirait le directeur, vous n’aurez pas trois jours ; vous le jouerez après-demain. — Mais, monsieur, il y a un grand morceau d’ensemble, le plus considérable de l’opéra, dont les choristes n’ont pas encore vu une note ; ils ne peuvent pourtant pas le deviner, l’improviser en scène ! — Alors, supprimez le morceau d’ensemble, il restera toujours assez de musique, — Monsieur, il y a un petit rôle qu’on a oublié de distribuer, et nous n’avons personne pour le remplir. — Donnez-le à madame X…, et qu’elle l’apprenne ce soir. — Madame X… est déjà chargée d’un autre rôle. — Eh bien, elle changera de costume, et elle en jouera deux. Croyez-vous que je vais entraver la marche de mon théâtre pour de pareilles raisons ? — Monsieur, l’orchestre n’a pas encore pu répéter les airs de ballet. — Qu’il les joue sans répétition ! Allons, qu’on me laisse tranquille. L’opéra nouveau est affiché pour après-demain ; la salle est louée, tout est bien. »

Et c’est la crainte d’être distancés par leurs rivaux, jointe à la nécessité de couvrir chaque jour des frais énormes, qui cause chez les entrepreneurs cette fièvre, ce delirium furens, dont l’art et les artistes ont tant à souffrir. Un directeur de théâtre lyrique, à Londres, est un homme qui porta un baril de poudre sans pouvoir s’en débarrasser, et qu’on poursuit avec des torches allumées. Le malheureux fuit à toutes jambes, tombe, se relève, franchit ravins, palissades, ruisseaux