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grands succès donnent l’une et l’autre ; les beaux ouvrages obtiennent quelquefois les grands succès ; les grands compositeurs et les auteurs habiles font seuls de beaux ouvrages. Ces œuvres, où rayonnent l’intelligence et le génie, ne paraissent vivantes et belles qu’au moyen d’une exécution vivante et belle aussi, et chaleureuse, et délicate, et fidèle, et grandiose, et brillante, et animée. L’excellence de l’exécution dépend, non-seulement du choix des exécutants, mais de l’esprit qui les anime. Or, cet esprit pourrait être bon, si tous n’avaient fait depuis longtemps une découverte qui, en les décourageant, a amené chez eux l’indifférence et à sa suite l’ennui et le dégoût. Ils ont découvert qu’une passion profonde dominait tous les penchants, enchaînait toutes les ambitions et absorbait toutes les pensées de l’Opéra ; que l’Opéra enfin était amoureux fou de la médiocrité. Pour posséder, établir chez lui, choyer, honorer et glorifier la médiocrité, il n’est rien qu’il ne fasse, pas de sacrifice devant lequel il recule, pas de labeur qu’il ne s’impose avec transport. Avec les meilleures intentions, de la meilleure foi du monde, il s’anime jusqu’à l’enthousiasme pour la platitude, il rougit d’admiration pour la pâleur, il brûle, il bouillonne pour la tiédeur : il deviendrait poëte pour chanter la prose. Comme il a remarqué, d’ailleurs, que le public, tombé de l’ennui dans l’indifférence, s’est depuis longtemps résigné à tout ce qu’on veut lui présenter, sans rien approuver ni blâmer, l’Opéra en a conclu avec raison qu’il était maître chez lui, et qu’il pouvait sans crainte se livrer à tous les emportements de sa fougueuse passion, et adorer, sur le piédestal où il l’encense, la médiocrité.

Pour obtenir un si beau résultat, et aidé par ceux de ses ministres dont l’heureux naturel ne demande que d’être abandonné à lui-même pour agir en ce sens, il a tellement lassé, blasé, entravé, englué tous ses artistes, que plusieurs, suspendant leurs harpes aux saules du rivage, se sont arrêtés et ont pleuré. « Que pouvions-nous faire ? disent-ils maintenant ; illic stetimus et flevimus ! »

D’autres se sont indignés et ont pris en haine leur tâche,