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argent, ils font gagner leur vie aux auteurs ; mais ceux-ci, médiocrement flattés de réussir là où personne n’échoue, travaillent en conséquence, et le mouvement littéraire et musical de Paris ne reçoit aucune impulsion en avant ni en arrière par le fait de tant de travailleurs. D’un autre côté, pour les chanteurs et acteurs plus de succès réels possibles. A force de se faire redemander tous, l’ovation, devenue banale, a perdu toute sa valeur, on pourrait même dire qu’elle commence à exciter le rire méprisant du public. Les borgnes, ces rois du pays des aveugles, ne peuvent régner dans un pays où tout le monde est roi… En voyant les résultats de cet enthousiasme à jet continu, on en vient à mettre en doute la vérité du nouveau proverbe : L’excès en tout est une qualité. Ce pourrait bien, en effet, être un défaut, au contraire, et même un vice des plus repoussants. Dans le doute, on ne s’abstiendra pas ; tant mieux. C’est le moyen d’arriver tôt ou tard à quelque étrange résultat, et l’expérience vaut bien qu’on la poursuive jusqu’au bout. Mais nous aurons beau faire en Europe, nous serons toujours distancés par les enthousiastes du nouveau monde, qui sont aux nôtres comme le Mississipi est à la Seine. — Comment cela ? dit Winter l’Américain, qui se trouve on ne sait comment dans cet orchestre où il fait la partie de second basson, mes compatriotes seraient-ils devenus dilettanti ? — Certes, ils sont dilettanti, et dilettanti enragés, si l’on en croit les journaux de M. Barnum, l’entrepreneur des succès de Jenny Lind. Voyez ce qu’ils disaient, il y a deux ans, de l’arrivée de la grande cantatrice sur le nouveau continent : « A son débarquement à New-York, la foule s’est précipitée sur ses pas avec un tel emportement, qu’un nombre immense de personnes ont été écrasées. Les survivants suffisaient pourtant encore pour empêcher ses chevaux d’avancer ; et c’est alors qu’en voyant son cocher lever le bras pour écarter à coups de fouet ces indiscrets enthousiastes, Jenny Lind a prononcé ces mots sublimes qu’on répète maintenant depuis le haut Canada jusqu’au Mexique, et qui font venir les larmes aux yeux de tous ceux qui les entendent citer : Ne