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Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu’on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n’a pas un talent hors ligne. Je me souviens d’avoir entendu un soir à l’Opéra Auguste dire, en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau : « Rien pour M. Dérivis ! rien pour M. Dérivis ! » Le mot d’ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, n’eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d’un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et, après deux ou trois représentations où il n’y a rien eu pour M… ou pour Madame… : « Vous le voyez, dit-il à l’artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n’est pas sympathique au public. » Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l’égard d’un virtuose de premier ordre. « Rien pour lui ! » a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d’abord du silence des Romains, devinant bientôt de quoi il s’agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d’autant plus de chaleur, qu’il y a une cabale hostile à contrecarrer. L’artiste alors obtient un succès exceptionnel, un succès circulaire, le centre du parterre n’y prenant aucune part. Mais je n’oserais dire s’il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l’inaction de la claque.

Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.

Se figure-t-on le désarroi de l’Opéra ? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant ? le dégoût de la vie qui s’emparerait des dieux et des demi-dieux, quand un affreux silence succéderait à des cabalettes qui n’auraient pas été chantées ou dansées d’une façon irréprochable ? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, qu’on applaudissait toujours auparavant, n’auraient plus un coup de main ? Ce serait reconnaître le principe de