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cela ne ressemble ni à la Bénédiction des poignards, ni à la Sérénade de Don Juan, ni au trio de Guillaume Tell, ni à la pastorale du Prophète ; cela tient de la symphonie et du drame, de l’ode pindarique et de la méditation lamartinienne, cela bruit comme un souffle et frissonne comme une caresse ; cela palpite, rêve, soupire, émeut… Les battements du cœur s’apaisent avec l’écroulement des vagues de la mer africaine, le parfum des orangers s’exhale de cette musique divine, et l’esprit s’endort bercé dans un palais des Mille et une Nuits.

Rien n’était fait pour déplaire davantage aux Parisiens de 1863 ; l’homme de génie qui avait écrit les Troyens eut contre lui à peu près toute la presse, sérieuse ou légère. Cham, dans le Charivari, fit une caricature : le Tannhäuser (en bébé) demandant à voir son petit frère. Au théâtre Déjazet, on joua une parodie où des acteurs, coiffés de casques ridicules, exécutaient un horrible vacarme, avec des casseroles, des gongs chinois, des scies ébréchées, des paires de pincettes ; nous nous rappelons cette ignoble parade, plus digne de divertir les sauvages qui mangèrent le capitaine Cook que d’amuser les Athéniens de la décadence.

Il faut rendre justice à M. Carvalho ; le chapitre que Berlioz lui a consacré dans les Mémoires est inexact ; l’amertume de la défaite a envenimé la plume de l’auteur. Nous disons défaite, car les Troyens n’obtinrent qu’une trentaine de représentations, suivies, il est vrai, par l’élite du monde musical ; Meyerbeer n’en manqua pas une, et je le vois encore au fauteuil de balcon qu’il occupait, très-attentif, donnant fréquemment des marques de vive satisfaction. M. Carvalho avait consacré une partie de ses bénéfices antérieurs à la mise en scène des Troyens ; accordons, qu’il se soit trompé sur certains détails, c’est possible ; qu’il ait essayé de ramener au goût mesquin du public une œuvre conçue selon les larges traditions de l’antiquité,