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feuilletons si nombreux et prolonge la vie des malheureux qui les écrivent.

Qui, en effet, voudrait supporter la fréquentation d’un monde insensé, le spectacle de sa démence, les mépris et les méprises de son ignorance, l’injustice de sa justice, la glaciale indifférence des gouvernants ? Qui voudrait tourbillonner au souffle du vent des passions les moins nobles, des intérêts les plus mesquins prenant le nom d’amour de l’art, s’abaisser jusqu’à la discussion de l’absurde, être soldat et apprendre à son général à commander l’exercice, voyageur et guider son guide qui s’égare néanmoins, lorsqu’il suffirait pour se délivrer de cette tâche humiliante d’un flacon de chloroforme ou d’une balle à pointe d’acier ? Qui voudrait se résigner à voir dans ce bas monde le désespoir naître de l’espoir, la lassitude de l’inaction, la colère de la patience, n’était la crainte de quelque chose de pire par delà le trépas, ce pays ignoré d’où nul critique n’est encore revenu ?… Voilà ce qui ébranle et trouble la volonté… — Allons, il n’est pas même permis de méditer pendant quelques instants ; voici la jeune cantatrice Ophélie, armée d’une partition et grimaçant un sourire. — Que voulez-vous de moi ? des flatteries, n’est-ce pas ? toujours, toujours. — Non, monseigneur ; j’ai de vous une partition que depuis longtemps je désirais vous rendre. Veuillez la recevoir, je vous prie. — Moi ! non certes, je ne vous ai jamais rien donné. — Monseigneur, vous savez très-bien que c’est vous qui m’avez fait ce don, et les paroles gracieuses dont vous l’avez accompagné en ont encore relevé le prix. Reprenez-le, car, pour un noble cœur, les dons les plus précieux deviennent sans valeur du moment où celui qui les a faits n’a plus pour nous que de l’indifférence. Tenez, monseigneur. — Ah ! vous avez du cœur ? — Monseigneur ? — Et vous êtes cantatrice ? — Que veut dire Votre Altesse ? — Que si vous avez du cœur et si vous êtes cantatrice, vous devez interdire toute communication entre la cantatrice et la femme de cœur. — Quel commerce sied mieux pourtant à