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méo de Shakspeare, comment n’est-il jamais venu à la pensée de l’un des auteurs arrangeurs de garder au moins un de ceux que tous ils ont supprimés ? Dans les deux opéras français qui se jouaient sur des théâtres où régnait l’opéra-comique, comment ne s’est-on pas avisé de faire paraître ou Mercutio, ou la nourrice, deux personnages si différents des acteurs principaux et qui eussent donné au musicien l’occasion de placer dans sa partition de si piquants contrastes ? En revanche, dans ces deux productions, de mérites si inégaux, plusieurs personnages nouveaux furent introduits. On y trouve un Antonio, un Alberti, un Cébas, un Gennaro, un Adriani, une Nisa, une Cécile, etc. ; et pour quels emplois, pour arriver à quels résultats ?…

Dans les deux opéras français le dénoûment est heureux. Les dénoûments funestes étaient alors repoussés sur tous nos théâtres lyriques ; on y avait interdit le spectacle de la mort par égard pour l’extrême sensibilité du public. Dans les trois opéras italiens, au contraire, la catastrophe finale est admise. Roméo s’empoisonne, Juliette se donne un petit coup avec un joli petit poignard en vermeil ; elle s’assied doucement sur le théâtre, à côté du corps de Roméo, pousse un petit « ah ! » bien gentil qui représente son dernier soupir, et tout est dit.

Bien entendu que ni Français ni Italiens, pas plus que les Anglais eux-mêmes sur leurs théâtres consacrés au drame légitime, n’ont osé conserver dans son intégrité le caractère de Roméo et laisser seulement soupçonner son premier amour pour Rosaline. Fi donc ? supposer que le jeune Montaigu ait pu aimer d’abord une autre que la fille de Capulet ! ce serait indigne de l’idée que l’on se fait de ce modèle des amants, cela le dépoétiserait tout à fait ; le public n’est composé que d’âmes si constantes et si pures !…

Et pourtant combien est profonde la leçon qu’a voulu donner le poëte ! Combien de fois ne croit-on pas aimer avant de connaître le véritable amour ! Combien de Roméo sont morts sans l’avoir connu ! Combien d’autres ont senti leur cœur saigner