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anecdote sur ces virtuoses brigands qui égorgent les grands compositeurs. Celui de mon histoire fit bien pis, il égorgea un membre de l’Institut ! Je vous vois frémir. Voici le fait :

Il y a cinq ans, on donnait à Bade un nouvel et charmant opéra composé exprès pour la saison, intitulé le Sylphe. On avait fait venir un harpiste de Paris pour accompagner dans l’orchestre un morceau de chant très-important. Persuadé qu’un homme de sa valeur se devait de faire parler de lui en Allemagne, puisqu’il avait daigné y venir, et que l’auteur de l’opéra ne voudrait pas écrire pour la harpe un solo que l’action du drame lyrique ne comportait pas, notre homme se servit lui-même ; il écrivit clandestinement un petit concerto de harpe, et le soir de la première représentation du Sylphe, au moment où, après la ritournelle de l’orchestre, la cantatrice se disposait à commencer son air, le virtuose, profitant d’un moment de silence, se mit tranquillement à exécuter son concerto, au grand ébahissement du chef d’orchestre, de tous les musiciens, de la cantatrice et du malheureux compositeur, qui, suant d’anxiété et d’indignation, croyait faire un mauvais rêve. J’y étais. L’auteur est philosophe, il n’a pas perdu du coup trop de son embonpoint ; mais j’en ai maigri pour lui. Dites, messieurs, approuvez-vous aussi le concerto de harpe et la collaboration forcée des virtuoses et des compositeurs ?

Je dois dire encore que ce même harpiste, quelques jours auparavant, avait fait partie de l’orchestre du festival ; il était placé tout près de moi. Le voyant cesser de jouer dans un tutti : « Pourquoi ne jouez-vous pas ? lui dis-je. — C’est inutile, on ne pourrait m’entendre. » Il n’admettait pas qu’il fût utile à l’ensemble ni convenable pour lui de jouer quand sa harpe ne pouvait se faire remarquer parmi les autres instruments. De sorte que si cette doctrine était en vigueur, à chaque instant, presque toujours, dans les ensembles, la seconde flûte, le second hautbois, la seconde clarinette, les troisième et quatrième cors, et tous les altos auraient raison de s’abstenir…