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Mais cette reprise d’Alceste, bien qu’elle ne soit pas de tout point irréprochable, constitue seulement une exception à la règle. En général, quand un ancien chef-d’œuvre est remis en scène après la mort de l’auteur, c’est le roi Lear qui n’est plus roi ; le théâtre c’est le palais de ses filles, Goneril et Régane, où fourmillent des serviteurs irrévérencieux qui maltraitent les officiers de l’hôte illustré, lui manquent à lui-même de respect, et sont toujours prêts à dire, si l’on se plaint de leurs indignes procédés : « Oui, nous avons mis Kent dans les Ceps ; il commandait ici en maître, et cela nous déplaît. Oui, nous avons chassé vingt-cinq des chevaliers de Lear ; ils étaient incommodes et encombraient le palais. Il en reste vingt-cinq autres, et c’est assez. Quel besoin avait le roi de cinquante chevaliers pour le servir ? Quel besoin a-t-il de vingt-cinq, de vingt, de dix, d’un seul même ? Ceux du palais ne sont-ils pas suffisants pour satisfaire les caprices du vieillard entêté, impérieux et chagrin ? » jusqu’à ce que Lear, poussé à bout par tant d’outrages, sorte enfin courroucé, renonçant à cette hospitalité parricide, et, seul avec son fidèle Kent et son fou, dans la nuit et l’orage, sur la bruyère déserte, délirant de douleur, s’écrie : « Foudres du ciel, grondez, frappez ma tête blanche ! crevez sur moi, froids nuages ! ouragans, arrachez et dispersez ma chevelure ! vous le pouvez, je vous pardonne, à vous, vous n’êtes pas mes filles !… » Et nous qui sommes les fous dévoués, avec le fidèle Kent, le noble Edgard et la douce Cordelia, nous ne pouvons que gémir et environner la majesté mourante de notre amour et de nos respects. O Shakspeare ! Shakspeare ! grand outragé ! toi qui eus pour rivaux les ours combattant dans les cirques de Londres et les bambins du théâtre du Globe, c’était pour toi, mais c’était aussi pour tes successeurs de tous les temps, de tous les lieux, que tu mettais dans la bouche de ton Hamlet ces amères paroles :

« Vous me déchirez de la passion comme des lambeaux de vieille étoffe.—C’est trop long, dites-vous ; c’est comme votre