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pour faire place à un être qui, jeté hors de la nature par le fanatisme de l’amour, se croit désormais inaccessible à la crainte et capable de frapper, sans pâlir, aux portes de l’enfer.

Dans ce paroxysme d’enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux du Styx pour les braver ; une voix rauque et terrible lui répond ; le cri de joie des cohortes infernales, l’affreuse fanfare de la trombe tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et belle reine qui va mourir. Son courage n’en est point ébranlé ; elle apostrophe, au contraire, avec un redoublement d’énergie ces dieux avides dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié. Elle a bien un instant d’attendrissement, mais son audace renait, ses paroles se précipitent : Je sens une force nouvelle. Sa voix s’élève graduellement, les inflexions en deviennent de plus en plus passionnées : Mon cœur est animé du plus noble transport. Et après un court silence, reprenant sa frémissante évocation, sourde aux aboiements de Cerbère comme à l’appel menaçant des ombres, elle répète encore : Je n’invoquerai point votre pitié cruelle, avec de tels accents, que les bruits étranges de l’abîme disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé d’angoisse et d’horreur.

Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être jamais réunies au même degré chez le même musicien : inspiration entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, connaissance profonde de l’art de dramatiser l’orchestre, mélodie pénétrante, expression toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n’est qu’un ordre plus savant, simplicité d’harmonie, clarté de dessins, et, par-dessus tout, force immense qui épouvante l’imagination capable de l’apprécier.

Cet air monumental, ce climax d’un vaste crescendo préparé pendant toute la dernière moitié du premier acte, ne manque jamais de transporter l’auditoire quand il est bien exécuté, et