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LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

culières, semble avoir rendu la moralité très difficile et son étude de peu d’utilité pour le genre humain. [Et, en effet, on peut faire de grands progrès dans l’éthique des écoles sans être pour cela plus sage ou meilleur, ou sans savoir mieux qu’auparavant se conduire dans la vie, ou pour son propre avantage, ou pour celui de ses semblables.] Ce simple aperçu peut suffire à montrer que la doctrine de l’abstraction n’a pas peu contribué à corrompre les parties les plus utiles de la connaissance.

101. Les deux grandes provinces de la science spéculative, où l’on traite des idées reçues par les sens, sont la philosophie naturelle et les mathématiques. Je ferai sur chacun de ces sujets quelques observations.

Parlons d’abord de la philosophie naturelle. C’est là que triomphent les sceptiques. Tout cet arsenal d’arguments mis en avant pour déprécier nos facultés, et faire ressortir l’ignorance et la bassesse de l’homme, en est principalement tiré : ainsi ce qu’on dit d’un aveuglement invincible où nous serions vis-à-vis de la vraie et réelle nature des choses. Les sceptiques se plaisent à insister là-dessus avec force exagérations. Nous sommes, disent-ils, misérablement joués par nos sens, ils nous tiennent, en nous amusant, à l’extérieur et à l’apparence des choses. L’essence réelle, les qualités internes, et la constitution des objets même les plus misérables se dérobent à notre vue. Dans une goutte d’eau, dans un grain de sable, il y a quelque chose qu’il n’est pas au pouvoir de l’entendement humain de pénétrer et de comprendre. — Mais il est évident, d’après ce que nous avons montré, que toutes ces plaintes sont sans fondement, et que nous sommes influencés par de faux principes, jusqu’à perdre confiance en nos sens et penser que nous ne savons rien sur des choses dont nous avons au contraire une compréhension parfaite.

102. Une grande raison qui nous porte à nous déclarer ignorants de la nature des choses, c’est l’opinion courante d’après laquelle chaque chose contient en elle la cause de ses propriétés ; qu’il y a dans chaque objet une essence interne qui est la source d’où toutes ces qualités discernables découlent et dont elles dépendent. Certains ont prétendu expliquer les apparences par des qualités occultes ; mais on en est