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qui se succèdent dans ce même esprit (spirit or mind). Et, par conséquent, il est clair que l’âme pense toujours. Au fait, qui voudra essayer de séparer dans ses pensées, ou d’abstraire l’existence d’un esprit (of a spirit) de sa cogitation s’apercevra, je crois, que ce n’est pas une tâche facile[1].

99. De même, quand nous essayons d’abstraire l’étendue et le mouvement de toutes les autres qualités, pour les considérer en eux-mêmes, nous les perdons aussitôt de vue et nous tombons dans de grandes extravagances. [C’est de là que naissent ces paradoxes bizarres, que « le feu n’est pas chaud », que « le mur n’est pas blanc », etc., ou que la chaleur et la couleur ne sont, dans les objets, que figure et mouvement.] Le tout dépend d’une double abstraction. La première consiste à supposer que l’étendue, par exemple, peut être séparée de toutes les autres qualités sensibles ; la seconde, que l’entité de l’étendue peut être séparée de son être-perçu. Mais quiconque réfléchira, et prendra soin de comprendre ce qu’il dit, reconnaîtra, si je ne me trompe, que toutes les qualités sensibles sont également des sensations et également réelles ; que là où est l’étendue, là aussi est la couleur, à savoir dans son esprit ; que leurs archétypes ne peuvent exister que dans quelque autre esprit ; que les objets des sens ne sont autre chose que ces sensations combinées, mêlées, ou, si l’on peut ainsi parler, concrétées ensemble, nulle d’entre elles ne pouvant être supposée exister non perçue ; [et que, par conséquent, le mur est blanc, tout comme il est étendu, et dans le même sens].

100. Ce que c’est pour un homme que d’être heureux, ou ce que c’est qu’un objet bon, chacun peut croire le savoir. Mais de se former une idée abstraite du bonheur, détaché de tous les plaisirs particuliers, ou de la bonté séparée de toute chose bonne, c’est à quoi peu de gens peuvent prétendre. Pareillement, un homme peut être juste et vertueux sans avoir des idées précises de la justice et de la vertu. L’opinion que ces mots et autres semblables représentent des notions générales, abstraites de toutes les personnes et actions parti-

  1. C’est précisément la thèse de Descartes, que l’âme pense toujours, et fondée sur le même argument de l’essence propre de la substance âme, qui est de penser, Berkeley voulant conserver pour les esprits l’existence substantielle qu’il refuse aux corps. (Note de Renouvier.)