Page:Berkeley - Les Principes de la connaissance humaine, trad. Renouvier.djvu/81

Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

térielle, afin que, remarquant la diminution graduelle et l’extinction des raisons dont ils se sont laissé toucher, nous nous trouvions en conséquence disposés à retirer l’assentiment qui se fondait sur elles. On a donc pensé, premièrement, que la couleur, la figure, le mouvement et les autres qualités sensibles ou accidents existaient réellement hors de l’esprit ; et pour ce motif on a jugé nécessaire de supposer certain substratum non pensant, ou substance, dans laquelle elles existeraient, puisqu’on ne pouvait les concevoir existantes par elles-mêmes. Plus tard, les hommes se sont convaincus que les couleurs, les sons et le reste des qualités sensibles secondaires n’avaient pas d’existence hors de l’esprit ; ils ont alors dépouillé de toutes ces qualités ce substratum, ou substance matérielle, et ne lui ont laissé que les qualités primaires : figure, mouvement, etc., qu’ils concevaient encore comme existantes hors de l’esprit et, par suite, comme ayant besoin d’un support matériel. Mais dès qu’on a montré que nulle de celles-ci même ne peut exister autrement que dans un Esprit (Spirit or Mind) qui les perçoive, il ne reste aucune raison de supposer l’être de la Matière ; bien plus il est complètement impossible d’admettre telle chose que celle qu’on a l’intention de désigner par ce mot, tant qu’on lui fait signifier un substratum non pensant de qualités ou accidents qui y sont renfermés et dans lequel ils existent hors de l’esprit.

74. Les matérialistes eux-mêmes avouant que la matière n’est posée uniquement que pour servir de support aux accidents, et cette raison se trouvant maintenant écartée, on pourrait s’attendre à ce qu’une croyance qui n’est pas autrement fondée fût abandonnée tout naturellement et sans la moindre répugnance. Mais le préjugé est si profondément rivé dans nos esprits, que nous apercevons difficilement le moyen de nous en séparer, et sommes enclins par suite à conserver le mot, en abandonnant la chose, qui ne peut être défendue ; et le mot, nous l’appliquons alors à je ne sais quelles notions abstraites et indéterminées d’être ou d’occasion, sans aucune apparence de raison, au moins autant que je puis voir. Pour ce qui nous concerne, en effet, dans tout ce que nous percevons, entre toutes les idées, sensations, notions, qui sont imprimées dans nos esprits par les sens