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de certaines forces qui se tiennent derrière elle, comment lutterait-elle contre la passion ou l’intérêt ? Le philosophe qui pense qu’elle se suffit à elle-même, et qui prétend le démontrer, ne réussit dans sa démonstration que s’il réintroduit ces forces sans le dire : elles sont d’ailleurs rentrées à son insu, subrepticement. Examinons en effet sa démonstration. Elle revêt deux formes, selon qu’il prend la raison vide ou qu’il lui laisse une matière, selon qu’il voit dans l’obligation morale la nécessité pure et simple de rester d’accord avec soi-même ou une invitation à poursuivre logiquement une certaine fin. Considérons ces deux formes tour à tour. Lorsque Kant nous dit qu’un dépôt doit être restitué parce que, si le dépositaire se l’appropriait, ce ne serait plus un dépôt, il joue évidemment sur les mots. Ou bien il entend par dépôt le fait matériel de remettre une somme d’argent entre les mains d’un ami, par exemple, en l’avertissant qu’on viendra la réclamer plus tard ; mais ce fait matériel tout seul, avec cet avertissement tout seul, aura pour conséquence de déterminer le dépositaire à rendre la somme s’il n’en a pas besoin, et à se l’approprier purement et simplement s’il est en mal d’argent : les deux procédés sont également cohérents, du moment que le mot « dépôt » n’évoque qu’une image matérielle sans accompagnement d’idées morales. Ou bien les considérations morales sont là : l’idée que le dépôt a été « confié » et qu’une confiance « ne doit pas » être trahie ; l’idée que le dépositaire « s’est engagé », qu’il a « donné sa parole » ; l’idée que, même s’il n’a rien dit, il est lié par un « contrat » tacite ; l’idée qu’il existe un « droit » de propriété, etc. Alors, en effet, on se contredirait soi-même en acceptant un dépôt et en refusant de le rendre ; le dépôt ne serait plus un dépôt ; le philosophe pourrait dire