Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tient à la puissance de l’émotion qui fut jadis provoquée, qui l’est encore ou qui pourrait l’être : cette émotion, ne fût-ce que parce qu’elle est indéfiniment résoluble en idées, est plus qu’idée ; elle est supra-intellectuelle. Les deux forces, s’exerçant dans des régions différentes de l’âme, se projettent sur le plan intermédiaire, qui est celui de l’intelligence. Elles seront désormais remplacées par leurs projections. Celles-ci s’entremêlent et se compénètrent. Il en résulte une transposition des ordres et des appels en termes de raison pure. La justice se trouve ainsi sans cesse élargie par la charité ; la charité prend de plus en plus la forme de la simple justice ; les éléments de la moralité deviennent homogènes, comparables et presque commensurables entre eux ; les problèmes moraux s’énoncent avec précision et se résolvent avec méthode. L’humanité est invitée à se placer à un niveau déterminé, — plus haut qu’une société animale, où l’obligation ne serait que la force de l’instinct, mais moins haut qu’une assemblée de dieux, où tout serait élan créateur. Considérant alors les manifestations de la vie morale ainsi organisée, on les trouvera parfaitement cohérentes entre elles, capables par conséquent de se ramener à des principes. La vie morale sera une vie rationnelle.

Tout le monde se mettra d’accord sur ce point. Mais de ce qu’on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La grosse question est de savoir pourquoi nous sommes obligés dans des cas où il ne suffit nullement de se laisser aller pour faire son devoir.

Que ce soit alors la raison qui parle, je le veux bien ; mais si elle s’exprimait uniquement en son nom, si elle faisait autre chose que formuler rationnellement l’action