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dans la tradition, dans les institutions, dans les usages, dans la syntaxe et le vocabulaire de la langue qu’il apprend à parler et jusque dans la gesticulation des hommes qui l’entourent. C’est cette couche épaisse de terre végétale qui recouvre aujourd’hui le roc de la nature originelle. Elle a beau représenter les effets lentement accumulés de causes infiniment variées, elle n’en a pas moins dû adopter la configuration générale du sol sur lequel elle se posait. Bref, l’obligation que nous trouvons au fond de notre conscience et qui en effet, comme le mot l’indique bien, nous lie aux autres membres de la société, est un lien du même genre que celui qui unit les unes aux autres les fourmis d’une fourmilière ou les cellules d’un organisme. C’est la forme que prendrait ce lien aux yeux d’une fourmi devenue intelligente comme un homme, ou d’une cellule organique devenue aussi indépendante dans ses mouvements qu’une fourmi intelligente. Je parle, bien entendu, de l’obligation envisagée comme cette simple forme, sans matière : elle est ce qu’il y a d’irréductible, et de toujours présent encore, dans notre nature morale. Il va de soi que la matière qui s’encadre dans cette forme, chez un être intelligent, est de plus en plus intelligente et cohérente à mesure que la civilisation avance, et qu’une nouvelle matière survient sans cesse, non pas nécessairement à l’appel direct de cette forme, mais sous la pression logique de la matière intelligente qui s’y est déjà insérée. Et nous avons vu aussi comment une matière qui est proprement faite pour se couler dans une forme différente, qui n’est plus apportée, même très indirectement, par le besoin de conservation sociale mais par une aspiration de la conscience individuelle, accepte cette forme en se disposant, comme le reste de la morale, sur le plan intellectuel. Mais toutes les fois que nous revenons à ce qu’il y a de