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s’impose et comme nous sentons qu’elle ne peut pas ne pas soulever des objections tout le long de son application, nous tenons, pour conclure, à la caractériser de nouveau et à la définir encore, dussions-nous répéter sur quelques points, presque dans les mêmes termes, ce que nous avons déjà eu l’occasion de dire.

Une société humaine dont les membres seraient liés entre eux comme les cellules d’un organisme ou, ce qui revient à peu près au même, comme les fourmis d’une fourmilière, n’a jamais existé, mais les groupements de l’humanité primitive s’en rapprochaient certainement plus que les nôtres. La nature, en faisant de l’homme un animal sociable, a voulu cette solidarité étroite, en la relâchant toutefois dans la mesure où cela était nécessaire pour que l’individu déployât, dans l’intérêt même de la société, l’intelligence dont elle l’avait pourvu. Telle est la constatation que nous nous sommes borné à faire dans la première partie de notre exposé. Elle serait de médiocre importance pour une philosophie morale qui accepterait sans discussion la croyance à l’hérédité de l’acquis : l’homme pourrait alors naître aujourd’hui avec des tendances très différentes de celles de ses plus lointains ancêtres. Mais nous nous en tenons à l’expérience, qui nous montre dans la transmission héréditaire de l’habitude contractée une exception — à supposer qu’elle se produise jamais — et non pas un fait assez régulier, assez fréquent, pour déterminer à la longue un changement profond de la disposition naturelle. Si radicale que soit alors la différence entre le civilisé et le primitif, elle tient uniquement à ce que l’enfant a emmagasiné depuis le premier éveil de sa conscience : toutes les acquisitions de l’humanité pendant des siècles de civilisation sont là, à côté de lui, déposées dans la science qu’on lui enseigne,