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tout de la justice éternelle. — Et cela n’est pas seulement vrai de l’idée de justice, mais encore de celles qui lui sont coordonnées, égalité et liberté par exemple. On définit volontiers le progrès de la justice par une marche à la liberté et à l’égalité. La définition est inattaquable, mais que tirera-t-on d’elle ? Elle vaut pour le passé ; il est rare qu’elle puisse orienter notre choix pour l’avenir. Prenons la liberté, par exemple. On dit couramment que l’individu a droit à toute liberté qui ne lèse pas la liberté d’autrui. Mais l’octroi d’une liberté nouvelle, qui aurait pour conséquence un empiétement de toutes les libertés les unes sur les autres dans la société actuelle, pourrait produire l’effet contraire dans une société dont cette réforme aurait modifié les sentiments et les mœurs. De sorte qu’il est souvent impossible de dire a priori quelle est la dose de liberté qu’on peut concéder à l’individu sans dommage pour la liberté de ses semblables : quand la quantité change, ce n’est plus la même qualité. D’autre part, l’égalité ne s’obtient guère qu’aux dépens de la liberté, de sorte qu’il faudrait commencer par se demander quelle est celle des deux qui est préférable à l’autre. Mais cette question ne comporte aucune réponse générale ; car le sacrifice de telle ou telle liberté, s’il est librement consenti par l’ensemble des citoyens, est encore de la liberté ; et surtout la liberté qui reste pourra être d’une qualité supérieure si la réforme accomplie dans le sens de l’égalité a donné une société où l’on respire mieux, où l’on éprouve plus de joie à agir. Quoi qu’on fasse, il faudra toujours revenir à la conception de créateurs moraux, qui se représentent par la pensée une nouvelle atmosphère sociale, un milieu dans lequel il ferait meilleur vivre, je veux dire une société telle que, si les hommes en faisaient l’expérience, ils ne voudraient