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grecque ? Nous la trouvons à l’état implicite partout où le christianisme n’a pas pénétré, chez les modernes comme chez les anciens. En Chine, par exemple, ont surgi des doctrines morales très élevées, mais qui ne se sont pas souciées de légiférer pour l’humanité ; sans le dire, elles ne s’intéressent en fait qu’à la communauté chinoise. Toutefois, avant le christianisme, il y eut le stoïcisme : des philosophes proclamèrent que tous les hommes sont frères, et que le sage est citoyen du monde. Mais ces formules étaient celles d’un idéal conçu, et conçu peut-être comme irréalisable. Nous ne voyons pas qu’aucun des grands stoïciens, même celui qui fut empereur, ait jugé possible d’abaisser la barrière entre l’homme libre et l’esclave, entre le citoyen romain et le barbare. Il fallut attendre jusqu’au christianisme pour que l’idée de fraternité universelle, laquelle implique l’égalité des droits et l’inviolabilité de la personne, devînt agissante. On dira que l’action fut bien lente : dix-huit siècles s’écoulèrent, en effet, avant que les Droits de l’homme fussent proclamés par les puritains d’Amérique, bientôt suivis par les hommes de la Révolution française. Elle n’en avait pas moins commencé avec l’enseignement de l’Évangile, pour se continuer indéfiniment : autre chose est un idéal simplement présenté aux hommes par des sages dignes d’admiration, autre chose celui qui fut lancé à travers le monde dans un message chargé d’amour, qui appelait l’amour. À vrai dire, il ne s’agissait plus ici d’une sagesse définie, tout entière formulable en maximes. On indiquait plutôt une direction, on apportait une méthode ; tout au plus désignait-on une fin qui ne serait que provisoire et qui exigeait par conséquent un effort sans cesse renouvelé. Cet effort devait d’ailleurs nécessairement être, chez quelques-uns