Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle se soit faite en plusieurs fois ou tout d’un coup, il y a eu création. Quelque chose est survenu qui aurait pu ne pas être, qui n’aurait pas été sans certaines circonstances, sans certains hommes, sans un certain homme peut-être. Mais au lieu de penser à du nouveau, qui s’est emparé de l’ancien pour l’englober dans un tout imprévisible, nous aimons mieux envisager l’ancien comme une partie de ce tout, lequel aurait alors virtuellement préexisté : les conceptions de la justice qui se sont succédé dans des sociétés anciennes n’auraient donc été que des visions partielles, incomplètes, d’une justice intégrale qui serait précisément la nôtre. Inutile d’analyser en détail ce cas particulier d’une illusion très générale, peu remarquée des philosophes, qui a vicié bon nombre de doctrines métaphysiques et qui pose à la théorie de la connaissance des problèmes insolubles. Disons seulement qu’elle se rattache à notre habitude de considérer tout mouvement en avant comme le rétrécissement progressif de la distance entre le point de départ (qui est effectivement donné), et le point d’arrivée, qui n’existe comme station que lorsque le mobile a choisi de s’y arrêter. Parce qu’il peut toujours être envisagé ainsi quand il a atteint son terme, il ne s’ensuit pas que le mouvement ait consisté à se rapprocher de ce terme : un intervalle dont il n’y a encore qu’une extrémité ne peut pas diminuer peu à peu puisqu’il n’est pas encore intervalle ; il aura diminué peu à peu quand le mobile aura créé par son arrêt réel ou virtuel une autre extrémité et que nous le considérerons rétrospectivement, ou même simplement quand nous suivrons le mouvement dans son progrès en le reconstituant par avance de cette manière, à reculons. Mais c’est de quoi nous ne nous rendons pas compte, le plus souvent : nous mettons