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exercée sur nous par des personnes tend ainsi à devenir impersonnelle. Et ce caractère impersonnel s’accentue encore à nos yeux quand les moralistes nous exposent que c’est la raison, présente en chacun de nous, qui fait la dignité de l’homme. Il faudrait pourtant s’entendre sur ce point. Que la raison soit la marque distinctive de l’homme, personne ne le contestera. Qu’elle ait une valeur éminente, au sens où une belle œuvre d’art a de la valeur, on l’accordera également. Mais il faut expliquer pourquoi elle peut commander absolument, et comment elle se fait alors obéir. La raison ne peut qu’alléguer des raisons, auxquelles il semble toujours loisible d’opposer d’autres raisons. Ne disons donc pas seulement que la raison, présente en chacun de nous, s’impose à notre respect et obtient notre obéissance en vertu de sa valeur éminente. Ajoutons qu’il y a derrière elle les hommes qui ont rendu l’humanité divine, et qui ont imprimé ainsi un caractère divin à la raison, attribut essentiel de l’humanité. Ce sont eux qui nous attirent dans une société idéale, en même temps que nous cédons à la pression de la société réelle.

Toutes les notions morales se compénètrent, mais il n’en est pas de plus instructive que celle de justice, d’abord parce qu’elle englobe la plupart des autres, ensuite parce qu’elle se traduit, malgré sa plus grande richesse, par des formules plus simples, enfin et surtout parce qu’on y voit s’emboîter l’une dans l’autre les deux formes de l’obligation. La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent « compensation » et « récompense », a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Équité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne