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Pression et aspiration se donnent pour cela rendez-vous dans la région de la pensée où s’élaborent les concepts. Il en résulte des représentations dont beaucoup sont mixtes, réunissant ensemble ce qui est cause de pression et ce qui est objet d’aspiration. Mais il en résulte aussi que nous perdons de vue la pression et l’aspiration pures, agissant effectivement sur notre volonté ; nous ne voyons plus que le concept où sont venus se fondre les deux objets distincts auxquels elles étaient respectivement attachées. C’est ce concept qui exercerait une action sur nous. Erreur qui explique l’échec des morales proprement intellectualistes, c’est-à-dire, en somme, de la plupart des théories philosophiques du devoir. Non pas, certes, qu’une idée pure soit sans influence sur notre volonté. Mais cette influence ne s’exercerait avec efficacité que si elle pouvait être seule. Elle résiste difficilement à des influences antagonistes, ou, si elle en triomphe, c’est que reparaissent dans leur individualité et leur indépendance, déployant alors l’intégralité de leur force, la pression et l’aspiration qui avaient renoncé chacune à leur action propre en se faisant représenter ensemble par une idée.

Longue serait la parenthèse qu’il faudrait ouvrir si l’on voulait faire la part des deux forces, l’une sociale et l’autre supra-sociale, l’une d’impulsion et l’autre d’attraction, qui donnent leur efficace aux mobiles moraux. Un honnête homme dira par exemple qu’il agit par respect de soi, par sentiment de la dignité humaine. Il ne s’exprimerait pas ainsi, évidemment, s’il ne commençait par se scinder en deux personnalités, celle qu’il serait s’il se laissait aller et celle où sa volonté le hausse : le moi qui respecte n’est pas le même que le moi respecté. Quel est donc ce dernier moi ? en quoi consiste sa dignité ? d’où