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gique les premières explications de la différentielle. De fait, entre la morale antique et le christianisme on trouverait un rapport du même genre que celui de l’ancienne mathématique à la nôtre.

La géométrie des anciens a pu fournir des solutions particulières qui étaient comme des applications anticipées de nos méthodes générales. Mais elle n’a pas dégagé ces méthodes ; l’élan n’était pas là, qui eût fait sauter du statique au dynamique. Du moins avait-on poussé aussi loin que possible l’imitation du dynamique par le statique. Nous avons une impression de ce genre quand nous confrontons la doctrine des stoïciens, par exemple, avec la morale chrétienne. Ils se proclamaient citoyens du monde, et ils ajoutaient que tous les hommes sont frères, étant issus du même Dieu. C’étaient presque les mêmes paroles ; mais elles ne trouvèrent pas le même écho, parce qu’elles n’avaient pas été dites avec le même accent. Les stoïciens ont donné de fort beaux exemples. S’ils n’ont pas réussi à entraîner l’humanité avec eux, c’est que le stoïcisme est essentiellement une philosophie. Le philosophe qui s’éprend d’une doctrine aussi haute, et qui s’insère en elle, l’anime sans doute en la pratiquant : tel, l’amour de Pygmalion insuffla la vie à la statue une fois sculptée. Mais il y a loin de là à l’enthousiasme qui se propage d’âme en âme, indéfiniment, comme un incendie. Une telle émotion pourra évidemment s’expliciter en idées constitutives d’une doctrine, et même en plusieurs doctrines différentes qui n’auront d’autre ressemblance entre elles qu’une communauté d’esprit ; mais elle précède l’idée au lieu de la suivre. Pour trouver quelque chose d’elle dans l’antiquité classique, ce n’est pas aux stoïciens qu’il faudrait s’adresser, mais plutôt à celui qui fut l’inspirateur de toutes les grandes philosophies de