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Entre la première morale et la seconde il y a donc toute la distance du repos au mouvement. La première est censée immuable. Si elle change, elle oublie aussitôt qu’elle a changé ou n’avoue pas le changement. La forme qu’elle présente à n’importe quel moment prétend être la forme définitive. Mais l’autre est une poussée, une exigence de mouvement ; elle est mobilité en principe. C’est par là qu’elle prouverait — c’est même par là seulement qu’elle pourrait d’abord définir — sa supériorité. Donnez-vous la première, vous n’en ferez pas sortir la seconde, pas plus que d’une ou de plusieurs positions d’un mobile vous ne tirerez du mouvement. Au contraire, le mouvement enveloppe l’immobilité, chaque position traversée par le mobile étant conçue et même perçue comme un arrêt virtuel. Mais point n’est besoin d’une démonstration en règle : la supériorité est vécue avant d’être représentée, et ne pourrait d’ailleurs être ensuite démontrée si elle n’était d’abord sentie. C’est une différence de ton vital. Celui qui pratique régulièrement la morale de la cité éprouve ce sentiment de bien-être, commun à l’individu et à la société, qui manifeste l’interférence des résistances matérielles les unes avec les autres. Mais l’âme qui s’ouvre, et aux yeux de laquelle les obstacles matériels tombent, est toute à la joie. Plaisir et bien-être sont quelque chose, la joie est davantage. Car elle n’était pas contenue en eux, tandis qu’ils se retrouvent virtuellement en elle. Ils sont, en effet, arrêt ou piétinement sur place, tandis qu’elle est marche en avant.

De là vient que la première morale est relativement facile à formuler, mais non pas la seconde. Notre intelligence et notre langage portent en effet sur des choses ; ils sont moins à leur aise pour représenter des transitions ou des progrès. La morale de l’Évangile est essentielle-