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pas nécessaire de se représenter un terme que l’on vise ou une perfection dont on se rapproche. Il suffit que dans la joie de l’enthousiasme il y ait plus que dans le plaisir du bien-être, ce plaisir n’impliquant pas cette joie, cette joie enveloppant et même résorbant en elle ce plaisir. Cela, nous le sentons ; et la certitude ainsi obtenue, bien loin d’être suspendue à une métaphysique, est ce qui donnera à cette métaphysique son plus solide appui.

Mais avant cette métaphysique, et beaucoup plus près de l’immédiatement éprouvé, sont les représentations simples qui jaillissent ici de l’émotion au fur et à mesure qu’on s’appesantit sur elle. Nous parlions des fondateurs et réformateurs de religions, des mystiques et des saints. Écoutons leur langage ; il ne fait que traduire en représentations l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois en elle-même et dans la cité.

Ils disent d’abord que ce qu’ils éprouvent est un sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférents. À s’en délivrer ils ressentent un soulagement, puis une allégresse. Non pas que la nature ait eu tort de nous attacher par des liens solides à la vie qu’elle avait voulue pour nous. Mais il s’agit d’aller plus loin, et les commodités dont on se trouve bien chez soi deviendraient des gênes, elles tourneraient au bagage encombrant, s’il fallait les emporter en voyage. Qu’une âme ainsi mobilisée soit plus encline à sympathiser avec les autres âmes, et même avec la nature entière, on pourrait s’en étonner si l’immobilité relative de l’âme, tournant en cercle dans une société close, ne tenait précisément à ce que la nature a morcelé l’humanité en individualités distinctes par l’acte même qui constitua l’espèce humaine. Comme tout acte