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humaine. Mais remuons la cendre ; nous trouverons des parties encore chaudes, et finalement jaillira l’étincelle ; le feu pourra se rallumer, et, s’il se rallume, il gagnera de proche en proche. Je veux dire que les maximes de cette seconde morale n’opèrent pas isolément, comme celles de la première : dès que l’une d’elles, cessant d’être abstraite, se remplit de signification et acquiert la force d’agir, les autres tendent à en faire autant ; finalement toutes se rejoignent dans la chaude émotion qui les laissa jadis derrière elle et dans les hommes, redevenus vivants, qui l’éprouvèrent. Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur exemple, nous nous joignons à eux comme à une armée de conquérants. Ce sont des conquérants, en effet ; ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l’humanité à des destinées nouvelles. Ainsi, quand nous dissipons les apparences pour toucher les réalités, quand nous faisons abstraction de la forme commune que les deux morales, grâce à des échanges réciproques, ont prise dans la pensée conceptuelle et dans le langage, nous trouvons aux deux extrémités de cette morale unique la pression et l’aspiration : celle-là d’autant plus parfaite qu’elle est plus impersonnelle, plus proche de ces forces naturelles qu’on appelle habitude et même instinct, celle-ci d’autant plus puissante qu’elle est plus visiblement soulevée en nous par des personnes, et qu’elle semble mieux triompher de la nature. Il est vrai que si l’on descendait jusqu’à la racine de la nature elle-même, on s’apercevrait peut-être que c’est la même force qui se manifeste directement, en tournant sur elle-même, dans l’espèce humaine une fois constituée, et qui agit ensuite indirec-