Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même chose, l’une en termes d’intelligence, l’autre en termes de volonté ; et les deux expressions sont acceptées ensemble dès qu’on s’est donné la chose à exprimer.

Qu’une bonne moitié de notre morale comprenne des devoirs dont le caractère obligatoire s’explique en dernière analyse par la pression de la société sur l’individu, on l’accordera sans trop de peine, parce que ces devoirs sont pratiqués couramment, parce qu’ils ont une formule nette et précise et qu’il nous est alors facile, en les saisissant par leur partie pleinement visible et en descendant jusqu’à la racine, de découvrir l’exigence sociale d’où ils sont sortis. Mais que le reste de la morale traduise un certain état émotionnel, qu’on ne cède plus ici à une pression mais à un attrait, beaucoup hésiteront à l’admettre. La raison en est qu’on ne peut pas ici, le plus souvent, retrouver au fond de soi l’émotion originelle. Il y a des formules qui en sont le résidu, et qui se sont déposées dans ce qu’on pourrait appeler la conscience sociale au fur et à mesure que se consolidait, immanente à cette émotion, une conception nouvelle de la vie ou mieux une certaine attitude vis-à-vis d’elle. Justement parce que nous nous trouvons devant la cendre d’une émotion éteinte, et que la puissance propulsive de cette émotion venait du feu qu’elle portait en elle, les formules qui sont restées seraient généralement incapables d’ébranler notre volonté si les formules plus anciennes, exprimant des exigences fondamentales de la vie sociale, ne leur communiquaient par contagion quelque chose de leur caractère obligatoire. Ces deux morales juxtaposées semblent maintenant n’en plus faire qu’une, la première ayant prêté à la seconde un peu de ce qu’elle a d’impératif et ayant d’ailleurs reçu de celle-ci, en échange, une signification moins étroitement sociale, plus largement