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morale nouvelle, elle l’impose par la métaphysique qu’elle fait accepter, par ses idées sur Dieu, sur l’univers, sur la relation de l’un à l’autre. À quoi l’on a répondu que c’est au contraire par la supériorité de sa morale qu’une religion gagne les âmes et les ouvre à une certaine conception des choses. Mais l’intelligence reconnaîtrait-elle la supériorité de la morale qu’on lui propose, étant donné qu’elle ne peut apprécier des différences de valeur que par des comparaisons avec une règle ou un idéal, et que l’idéal et la règle sont nécessairement fournis par la morale qui occupe déjà la place ? D’autre part, comment une conception nouvelle de l’ordre du monde serait-elle autre chose qu’une philosophie de plus, à mettre avec celles que nous connaissons ? Même si notre intelligence s’y rallie, nous n’y verrons jamais qu’une explication théoriquement préférable aux autres. Même si elle nous paraît recommander, comme s’harmonisant mieux avec elle, certaines règles nouvelles de conduite, il y aura loin de cette adhésion de l’intelligence à une conversion de la volonté. Mais la vérité est que ni la doctrine, à l’état de pure représentation intellectuelle, ne fera adopter et surtout pratiquer la morale, ni la morale, envisagée par l’intelligence comme un système de règles de conduite, ne rendra intellectuellement préférable la doctrine, Avant la nouvelle morale, avant la métaphysique nouvelle, il y a l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative dans l’intelligence. Posez, par exemple, l’émotion que le christianisme a apportée sous le nom de charité : si elle gagne les âmes, une certaine conduite s’ensuit, et une certaine doctrine se répand. Ni cette métaphysique n’a imposé cette morale, ni cette morale ne fait préférer cette métaphysique. Métaphysique et morale expriment la