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de représentation. Mais l’émotion provoquée en nous par une grande œuvre dramatique est d’une tout autre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l’âme du poète, et là seulement, avant d’ébranler la nôtre ; c’est d’elle que l’œuvre est sortie, car c’est à elle que l’auteur se référait au fur et à mesure de la composition de l’ouvrage. Elle n’était qu’une exigence de création, mais une exigence déterminée, qui a été satisfaite par l’œuvre une fois réalisée et qui ne l’aurait été par une autre que si celle-ci avait eu avec la première une analogie interne et profonde, comparable à celle qui existe entre deux traductions, également acceptables, d’une même musique en idées ou en images.

C’est dire qu’en faisant une large part à l’émotion dans la genèse de la morale, nous ne présentons nullement une « morale de sentiment ». Car il s’agit d’une émotion capable de cristalliser en représentations, et même en doctrine. De cette doctrine, pas plus que de toute autre, on n’eût pu déduire cette morale ; aucune spéculation ne créera une obligation ou rien qui y ressemble ; peu m’importe la beauté de la théorie, je pourrai toujours dire que je ne l’accepte pas ; et, même si je l’accepte, je prétendrai rester libre de me conduire à ma guise. Mais si l’atmosphère d’émotion est là, si je l’ai respirée, si l’émotion me pénètre, j’agirai selon elle, soulevé par elle. Non pas contraint ou nécessité, mais en vertu d’une inclination à laquelle je ne voudrais pas résister. Et au lieu d’expliquer mon acte par l’émotion elle-même, je pourrai aussi bien le déduire alors de la théorie qu’on aura construite par la transposition de l’émotion en idées. Nous entrevoyons ici la réponse possible à une question grave, que nous retrouverons plus loin, mais que nous venons de frôler en passant. On se plaît à dire que si une religion apporte une