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d’une passion qu’elle avait transfigurée, la mystique n’a fait que reprendre son bien. Plus, d’ailleurs, l’amour confine à l’adoration, plus grande est la disproportion entre l’émotion et l’objet, plus profonde par conséquent la déception à laquelle l’amoureux s’expose, — à moins qu’il ne s’astreigne indéfiniment à voir l’objet à travers l’émotion, à n’y pas toucher, à le traiter religieusement. Remarquons que les anciens avaient déjà parlé des illusions de l’amour, mais il s’agissait alors d’erreurs apparentées à celles des sens et qui concernaient la figure de la femme qu’on aime, sa taille, sa démarche, son caractère. On se rappelle la description de Lucrèce : l’illusion porte seulement ici sur les qualités de l’objet aimé, et non pas, comme l’illusion moderne, sur ce qu’on peut attendre de l’amour. Entre l’ancienne illusion et celle que nous y avons surajoutée il y a la même différence qu’entre le sentiment primitif, émanant de l’objet lui-même, et l’émotion religieuse, appelée du dehors, qui est venue le recouvrir et le déborder. La marge laissée à la déception est maintenant énorme, parce que c’est l’intervalle entre le divin et l’humain.

Qu’une émotion neuve soit a l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne nous paraît pas douteux. Non pas seulement parce que l’émotion est un stimulant, parce qu’elle incite l’intelligence à entreprendre et la volonté a persévérer. Il faut aller beaucoup plus loin. Il y a des émotions qui sont génératrices de pensée ; et l’invention, quoique d’ordre intellectuel, peut avoir de la sensibilité pour substance. C’est qu’il faut s’entendre sur la signification des mots « émotion », « sentiment », « sensibilité ». Une émotion est un ébranlement affectif de l’âme, mais autre chose est une agitation de la surface, autre