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velle Mais Rousseau les a ramassés ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale. De même pour l’amour de la nature en général. Celle-ci a de tout temps suscité des sentiments qui sont presque des sensations ; on a toujours goûté la douceur des ombrages, la fraîcheur des eaux, etc., enfin ce que suggère le mot « amœnus » par lequel les Romains caractérisaient le charme de la campagne. Mais une émotion neuve, sûrement créée par quelqu’un, ou quelques-uns, est venue utiliser ces notes préexistantes comme des harmoniques, et produire ainsi quelque chose de comparable au timbre original d’un nouvel instrument, ce que nous appelons dans nos pays le sentiment de la nature. La note fondamentale ainsi introduite aurait pu être autre, comme il est arrivé en Orient, plus particulièrement au Japon : autre eût alors été le timbre. Les sentiments voisins de la sensation, étroitement liés aux objets qui les déterminent, peuvent d’ailleurs aussi bien attirer à eux une émotion antérieurement créée, et non pas toute neuve. C’est ce qui s’est passé pour l’amour. De tout temps la femme a dû inspirer à l’homme une inclination distincte du désir, qui y restait cependant contiguë et comme soudée, participant à la fois du sentiment et de la sensation. Mais l’amour romanesque a une date : il a surgi au moyen âge, le jour où l’on s’avisa d’absorber l’amour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dans l’émotion religieuse telle que le christianisme l’avait créée et jetée dans le monde. Quand on reproche au mysticisme de s’exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c’est l’amour qui avait commencé par plagier la mystique, qui lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases ; en utilisant le langage