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l’avions déjà éprouvée dans la vie réelle, alors qu’elle était déterminée par un objet dont l’art n’a plus eu qu’à la détacher ? Ce serait oublier que joie, tristesse, pitié, sympathie sont des mots exprimant des généralités auxquelles il faut bien se reporter pour traduire ce que la musique fait éprouver, mais qu’à chaque musique nouvelle adhèrent des sentiments nouveaux, crées par cette musique et dans cette musique, définis et délimités par le dessin même, unique en son genre, de la mélodie ou de la symphonie. Ils n’ont donc pas été extraits de la vie par l’art ; c’est nous qui, pour les traduire en mots, sommes bien obligés de rapprocher le sentiment crée par l’artiste de ce qui y ressemble le plus dans la vie. Mais prenons même les états d’âme effectivement causes par des choses, et comme préfigurés en elles. En nombre déterminé, c’est-à-dire limité, sont ceux qui ont été voulus par la nature. On les reconnaît à ce qu’ils sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins. Les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celles du musicien, et à l’origine desquelles il y a un homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante, Rousseau l’ayant lancée dans la circulation. Et aujourd’hui encore c’est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de Jean-Jacques, s’accrochât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet : les sentiments élémentaires, voisins de la sensation, provoqués directement par la montagne devaient s’accorder avec l’émotion nou-