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Ceux-là vont tout droit se poser sur un objet qui les attire. Celui-ci ne cède pas à un attrait de son objet ; il ne l’a pas visé ; il s’est élancé plus loin, et n’atteint l’humanité qu’en la traversant. A-t-il, à proprement parler, un objet ? Nous nous le demanderons. Bornons-nous pour le moment à constater que cette attitude de l’âme, qui est plutôt un mouvement, se suffit à elle-même.

Toutefois un problème se pose à l’égard d’elle, qui est tout résolu pour l’autre. Celle-ci a été voulue en effet par la nature ; on vient de voir comment et pourquoi nous nous sentons tenus de l’adopter. Mais celle-là est acquise ; elle a exigé, elle exige toujours un effort. D’où vient que les hommes qui en ont donné l’exemple ont trouvé d’autres hommes pour les suivre ? Et quelle est la force qui fait pendant ici à la pression sociale ? Nous n’avons pas le choix. En dehors de l’instinct et de l’habitude, il n’y a d’action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité. La propulsion exercée par le sentiment peut d’ailleurs ressembler de près à l’obligation. Analysez la passion de l’amour, surtout à ses débuts : est-ce le plaisir qu’elle vise ? ne serait-ce pas aussi bien la peine ? Il y a peut-être une tragédie qui se prépare, toute une vie gâchée, dissipée, perdue, on le sait, on le sent, n’importe ! il faut parce qu’il faut. La grande perfidie de la passion naissante est justement de contrefaire le devoir. Mais point n’est besoin d’aller jusqu’à la passion. Dans l’émotion la plus tranquille peut entrer une certaine exigence d’action, qui diffère de l’obligation définie tout à l’heure en ce qu’elle ne rencontrera pas de résistance, en ce qu’elle n’imposera que du consenti, mais qui n’en ressemble pas moins à l’obligation en ce qu’elle impose quelque chose. Nulle part nous ne nous en apercevons mieux que là où cette exigence suspend son effet pratique, nous laissant