Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devoir humain. Mais que les formules se remplissent de matière et que la matière s’anime : c’est une vie nouvelle qui s’annonce ; nous comprenons, nous sentons qu’une autre morale survient. Donc, en parlant ici d’amour de l’humanité, on caractériserait sans doute cette morale. Et pourtant on n’en exprimerait pas l’essence, car l’amour de l’humanité n’est pas un mobile qui se suffise à lui-même et qui agisse directement. Les éducateurs de la jeunesse savent bien qu’on ne triomphe pas de l’égoïsme en recommandant « l’altruisme ». Il arrive même qu’une âme généreuse, impatiente de se dévouer, se trouve tout à coup refroidie a l’idée qu’elle va travailler « pour le genre humain ». L’objet est trop vaste, l’effet trop dispersé. On peut donc conjecturer que si l’amour de l’humanité est constitutif de cette morale, c’est à peu près comme est impliquée, dans l’intention d’atteindre un point, la nécessité de franchir l’espace intermédiaire. En un sens, c’est la même chose ; en un autre, c’est tout différent. Si l’on ne pense qu’à l’intervalle et aux points, en nombre infini, qu’il faudra traverser un à un, on se découragera de partir, comme la flèche de Zénon ; on n’y verra d’ailleurs aucun intérêt, aucun attrait. Mais si l’on enjambe l’intervalle en ne considérant que l’extrémité ou même en regardant plus loin, on aura facilement accompli un acte simple en même temps qu’on sera venu à bout de la multiplicité infinie dont cette simplicité est l’équivalent. Quel est donc ici le terme, quelle est la direction de l’effort ? Qu’est-ce, en un mot, qui nous est proprement demandé ?

Définissons d’abord l’attitude morale de l’homme que nous avons considéré jusqu’à présent. Il fait corps avec la société ; lui et elle sont absorbés ensemble dans une même tâche de conservation individuelle et sociale. Ils