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qui coule dans un lit étroit tant qu’il est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît y mêler ses eaux, et montre à sa sortie qu’il avait conservé son indépendance.

Il n’y a donc pas eu, comme on serait porté à le croire, une exigence de la science imposant aux hommes, par le seul fait de son développement, des besoins de plus en plus artificiels. S’il en était ainsi, l’humanité serait vouée à une matérialité croissante, car le progrès de la science ne s’arrêtera pas. Mais la vérité est que la science a donné ce qu’on lui demandait et qu’elle n’a pas pris ici l’initiative ; c’est l’esprit d’invention qui ne s’est pas toujours exercé au mieux des intérêts de l’humanité. Il a créé une foule de besoins nouveaux ; il ne s’est pas assez préoccupé d’assurer au plus grand nombre, à tous si c’était possible, la satisfaction des besoins anciens. Plus simplement : sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu. On dira que ces deux termes sont malaisés à définir, que ce qui est luxe pour les uns est une nécessité pour d’autres. Sans doute ; on se perdrait aisément ici dans des distinctions subtiles. Mais il y a des cas où il faut voir gros. Des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim. Et il en est qui meurent de faim. Si la terre produisait beaucoup plus, il y aurait beaucoup moins de chances pour qu’on ne mangeât pas à sa faim, pour qu’on mourût de faim. On allègue que la terre manque de bras. C’est possible ; mais pourquoi